Naturalistes sans le savoir

Philippe Descola nous invite à voir autrement : notre regard sur le monde n’est pas neutre, il est tissé d’une cosmologie qu’il est temps de réinventer.

Nous croyons voir le monde tel qu’il est.
Mais ce que nous voyons, nous avons appris à le voir.

C’est l’un des grands enseignements du travail de Philippe Descola, anthropologue des formes de vie.
Il y a cinquante ans, il est parti en Amazonie, chez les Achuar, pour comprendre ce que signifie habiter le monde.
De retour, il ne nous a pas expliqué ce qu’ils sont — mais ce que nous ne voyons plus.

Car Descola n’a pas seulement observé une culture étrangère : il a découvert une autre manière de sentir, de relier, de penser.
Une manière où les humains et les non-humains cohabitent dans un tissu d’intentions partagées,
où le monde n’est pas un décor, mais une conversation.

Alors, il a retourné le miroir vers nous :
qu’est-ce que nous voyons, nous, les modernes occidentaux ?
Et ce miroir tendu révèle une évidence invisible :
nous regardons le monde à travers une seule lentille — celle du naturalisme.

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Philippe Descola (né en 1949, Paris)
• Anthropologue français, élève de Claude Lévi-Strauss.
• De 1976 à 1979, il mène une enquête longue sur le terrain chez les Achuar (Amazonie).
• Il a développé une typologie ontologique-comparative : animisme, totémisme, analogisme, naturalisme.
• Ouvrage majeur : Par‑delà nature et culture (2005), dans lequel il analyse comment l’Occident partage une ontologie naturaliste et comment d’autres cosmologies manifestent d’autres façons d’habiter le monde.
• Apport principal : nous inviter à voir que ce qui paraît « naturel » est en fait une construction ontologique — et que d’autres manières d’être au monde sont possibles.
• Au-delà de la recherche académique : une invitation à ré-orienter notre relation au vivant et à repenser l’écologie comme tissage de liens plutôt que gestion d’objets.

Le naturalisme : notre ontologie invisible

Le naturalisme, c’est notre mythe discret.
Notre manière, à nous, de découper le réel.

Il dit : les humains et les non-humains partagent la même matière, les mêmes lois physiques,
mais seuls les humains ont une intériorité, une pensée, une culture.
Le reste ?
C’est la nature : objectivable, exploitable, quantifiable.

Ce dualisme — nature d’un côté, culture de l’autre — est si profondément inscrit dans nos sciences, nos institutions, nos mots,
que nous ne le voyons plus.
Il est devenu la métaphysique silencieuse de notre civilisation.
Une croyance qui justifie la séparation, la domination, l’oubli du lien.

Descola ne juge pas. Il cartographie.
Dans sa carte, notre naturalisme côtoie d’autres cosmologies, d’autres façons de tisser le monde.
Chaque cosmologie détermine ce qu’il est possible de sentir, d’imaginer, de comprendre.
Et la nôtre, paradoxalement, est peut-être la plus pauvre en relations.


Revenir à l’analogisme : tisser à nouveau le monde

Sortir du naturalisme, ce n’est pas rejeter la science.
C’est cesser de croire que notre manière de découper le réel est universelle.
C’est rouvrir les portes d’autres cosmologies, celles où le lien prime sur l’objet,
où le monde respire comme un tissu vivant d’analogies et de correspondances.

C’est là que l’analogisme entre en scène.


L’analogisme : un monde cousu de liens

Dans les sociétés analogistes — de la Chine impériale à l’Europe médiévale —
le monde n’est pas homogène, mais foisonnant.
On y tisse du sens par les correspondances, les rituels, les symboles.
Chaque chose est unique, mais reliée.

Ce n’est pas une vision mystique : c’est une pratique du lien.
Un art du discernement dans l’invisible.
Une manière de sentir que tout respire ensemble — le vent, le corps, la pensée, les formes.


Une métamorphose intérieure

Revenir à l’analogisme, ce n’est pas une nostalgie des temps anciens.
C’est une métamorphose intérieure.
Une désarticulation douce des évidences modernes : nature / culture, rationnel / sensible, humain / non-humain.

Ce retour n’est pas un recul :
c’est une ouverture.
Un espace où redevenir poreux au monde.

Vers une écologie des relations

Pourquoi cela nous concerne-t-il aujourd’hui, en pleine crise écologique et existentielle ?
Parce que nos gestes envers la Terre découlent de ce que nous croyons qu’elle est.

Tant que la nature sera perçue comme extérieure, muette, exploitable,
nous continuerons à la détruire en prétendant la sauver.
Mais si elle redevient un sujet de relation, un partenaire de sensibilité,
alors tout change.

Descola nous invite à un déplacement radical :
non pas romantiser les peuples,
mais désapprendre notre exception humaine.
Réapprendre à voir le monde comme un tissu vivant de relations.

Changer d’avenir passe peut-être d’abord par
changer le cadre invisible qui nous a tenus jusqu’ici.