Le retour du centaure : quand l’IA devient notre miroir intérieur
Entre mythe ancien et technologie contemporaine, l’humain augmenté par l’IA n’est plus seulement un joueur assisté : il devient un hybride invisible, appelé à naviguer dans le reflet que la machine lui tend.
L'art d'habiter l'hybridité
Il fut un temps, dans les années 2000, où les échecs virent naître une nouvelle catégorie de joueurs : les centaures.

Inspiré du mythe antique, le terme désignait un duo étrange, moitié humain, moitié machine : un joueur assisté d’un programme d’intelligence artificielle, affrontant d’autres humains+IA. Durant quelques années, la meilleure performance ne venait ni de l’homme seul, ni de l’ordinateur seul, mais de cette alliance, ce dialogue serré où chacun compensait les faiblesses de l’autre. Puis, un jour, les IA surpassèrent l’humain au point de rendre ces compétitions obsolètes. Le centaure, dans ce domaine, disparut.
Pourtant, l’idée qu’un humain « pur » serait la norme est déjà une illusion.
Depuis longtemps, nous vivons augmentés par des systèmes invisibles : le réseau électrique qui prolonge nos gestes, la logistique qui transporte nos besoins, la médecine qui répare nos corps, les smartphones qui étendent notre mémoire. Jean-Marc Jancovici aime aussi rappeler que chaque habitant du monde industrialisé dispose, grâce aux machines, de l’équivalent de dizaines, voire de centaines d’« esclaves énergétiques ». Nous sommes déjà, sans toujours en avoir conscience, des Iron Man du quotidien, entourés de prothèses techniques qui travaillent pour nous.
Ce qui change aujourd’hui, avec l’IA, ce n’est pas seulement la puissance de calcul à notre service : c’est la qualité du miroir qu’elle tend à notre esprit. Ces systèmes absorbent nos mots, nos images, nos conversations, et nous les renvoient amplifiés, transformés, parfois méconnaissables.
Ils peuvent prolonger notre pensée, l’ouvrir sur des connexions inattendues, ou au contraire la refléter jusqu’à l’excès, comme une chambre d’écho de nos biais et de nos obsessions. Nous entrons dans une zone où la synergie humain+IA peut, comme aux échecs, dépasser les deux entités séparées… à condition de savoir dialoguer avec la machine plutôt que de s’y dissoudre.
Dans ce monde saturé d’augmentation, ce qui restera rare et précieux pour les autres humains, c’est l’expérience d’une présence entière.
L’IA peut nous libérer du temps et de l’énergie, mais elle peut aussi nous entraîner dans une dépendance cognitive subtile, où nous confondons notre voix avec la sienne. La nouvelle intelligence à cultiver ne réside pas seulement dans la vitesse ou l’efficacité, mais dans l’art de naviguer dans ce reflet, de garder un cap intérieur au milieu des projections que la machine nous tend.
Nous ne sommes plus à l’ère où la machine était un outil extérieur, silencieux, docile. Elle parle, écoute, apprend de nous, et compose avec nous. Le centaure est peut-être de retour, non plus sur un échiquier, mais dans la vie quotidienne : une forme hybride et mouvante, où l’humain et l’IA co-écrivent la pensée.
La question n’est plus de savoir si nous voulons devenir des centaures ; elle est de décider quel type de centaure nous choisirons d’être.