Borges et l’école idéaliste : quand la fiction invente le réel

En 1940, Jorge Luis Borges publie une courte nouvelle devenue mythique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius. Au premier abord, ce n’est qu’un récit fantastique. Mais en y regardant de plus près, il s’agit d’une véritable expérience de pensée ontologique. Borges y décrit un monde imaginaire, Tlön, où la langue et la philosophie obéissent à une logique radicalement différente de la nôtre.

Dans Tlön, il n’existe pas de substantifs. La “lune” n’est pas un objet, mais un verbe : il-lune. Les habitants ne disent pas “la lune se leva sur la mer”, mais “il lunait sur mer”. Le monde n’est pas fait de choses fixes, mais de processus et de qualités. Leur métaphysique ne connaît ni matière, ni objets stables, seulement une succession de perceptions mentales, des états de conscience.

Borges, en une fiction, nous propose un monde régi par une ontologie dite idéaliste où l’être n’est pas une chose matérielle (c'est l'idéologie matérialiste/physicaliste), mais un phénomène de la conscience.


L’art comme laboratoire du réel

Ce geste n’est pas isolé. On l’a vu dans l'article  Matrix, machine philosophique. Le cinéma y interroge le simulacre et la nature de la réalité. Borges fait la même chose par la littérature : il crée un monde qui met en crise nos évidences.

L’art, souvent, expérimente des mondes avant que la philosophie ou la science ne les formalisent. Tlön n’est pas seulement une invention poétique : c’est une anticipation des débats qui agitent aujourd’hui la physique et la philosophie de l’esprit.

L’école idéaliste et ses échos contemporains

L’idéalisme, de Platon à Berkeley, affirme que le réel n’est pas fait de matière brute, mais de conscience. “Esse est percipi” : être, c’est être perçu.

Aujourd’hui, cette intuition revient au cœur des débats , avec notamment Bernardo Kastrup qui défend l’idéalisme analytique : la conscience est le champ fondamental, la matière n’est qu’une modulation au sein de ce champ.
Ou Donald Hoffman propose sa théorie de l’interface : nous ne percevons pas la réalité “en soi”, mais seulement une interface évolutive, une sélection de signes utiles.

Ainsi, ce que Borges décrivait comme fiction trouve aujourd’hui des échos scientifiques et philosophiques : le réel est peut-être bien une sélection de la conscience, filtrée par nos langues et nos modèles mentaux.


Borges comme éclaireur

Lire Borges, c’est déjà expérimenter une autre manière d’habiter le monde. C’est accepter l’idée que nos évidences — les “objets”, la “matière”, le “réel” — ne sont peut-être que des conventions de perception.

L’art ne se contente pas de représenter le monde : il ouvre des brèches ontologiques. Tlön est l’une de ces brèches. Derrière le jeu littéraire, Borges nous offre un miroir : et si notre monde, à son tour, n’était qu’une manière parmi d’autres de sélectionner la réalité ?

L’idéalisme, qu’il soit ancien ou contemporain, n’est peut-être rien d’autre que cela : la reconnaissance que la conscience n’est pas une simple spectatrice du réel, mais son tisseur fondamental.


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